Préambule :
La conférence de Rome sur la non-violence et la paix juste
Chapitre 1 : Jésus universalise l'exigence de l'amour
Chapitre 2 : La théologie de la guerre juste
Chapitre 3 : Paroles de Papes
Chapitre 4 : La tentation de l'idéalisme
Chapitre 5 : Quand Jésus libère les animaux du Temple
Chapitre 6 : Tolstoï et la non résistance au mal par la violence
Chapitre 7 : Gandhi, sage et stratège
Chapitre 8 : La lutte exemplaire de Martin Luther King
Chapitre 9 : Les moines de Tibhirine, témoins de la non-violence
Chapitre 10 : Face au défi de l'arme nucléaire
Chapitre 11 : Promouvoir la non-violence
Epilogue :
La pertinence universelle du principe de non-violence
À l'initiative du Conseil pontifical Justice et Paix et de Pax Christi International s'est tenue à Rome, du 11 au 13 avril 2016, une conférence internationale intitulée « Non-violence et paix juste : une contribution à la compréhension de la non-violence et à l'engagement envers celle-ci de la part des catholiques. »
Nous nous sommes retrouvés quelque quatre-vingts
participants venant d'Afrique, des Amériques, d'Asie,
d'Europe, du Moyen-Orient et d'Océanie. Notons
la présence de plusieurs évêques et de nombreux
théologiens. Dès avant le début de cette rencontre,
nous avions reçu une note qui précisait clairement
qu'il était urgent de repenser la compréhension
catholique de la non-violence.
Pendant ces trois jours, dans une ambiance particulièrement
chaleureuse, nous avons pu partager nos
réflexions et nos expériences. Nous avons été unanimes
pour affirmer que tout au long de sa vie Jésus
a témoigné de la non-violence et que les chrétiens
avaient l'obligation morale de devenir eux-mêmes des
témoins de la non-violence.
Le pape François a adressé aux participants un
message qui a été lu par le cardinal Peter Turkson,
président du Conseil pontifical Justice et Paix.
« L'humanité, affirme François, a besoin de rénover tous les meilleurs outils à sa disposition pour aider les hommes et les femmes d'aujourd'hui à réaliser leurs aspirations pour la justice et la paix. En ce sens, vos idées sur la revitalisation des outils de non-violence, et de non-violence active en particulier, seront une contribution nécessaire et positive. C'est ce que vous vous proposez de faire en tant que participants à la Conférence de Rome. »
Il précise :
« Dans notre monde complexe et violent, c'est une entreprise véritablement formidable de travailler pour la paix en vivant la pratique de la non-violence !
[ ... ]
Nous pouvons nous réjouir à l'avance de l'abondance des différences culturelles et de la variété des expériences de vie parmi les participants à la Conférence de Rome et celle-ci ne fera qu'augmenter le niveau des échanges et contribuer au renouveau du témoignage actif de la non-violence comme une "arme" pour réaliser la paix. »
La Conférence a adopté un document qui appelle
l'Église catholique à s'engager à faire prévaloir l'importance
centrale de « l'Évangile de la non-violence ».
Ce qui est remarquable, et probablement décisif, c'est
que les participants ne se contentent pas d'ajouter un
paragraphe sur la non-violence dans la doctrine de
la légitime violence et de la guerre juste, mais qu'ils
remettent en cause cette doctrine au nom de l'exigence
de non-violence.
« Ceux d'entre nous, est-il affirmé, qui se situent dans la tradition chrétienne, sont appelés à reconnaître le caractère central de la non-violence active dans la vision et le message de Jésùs.
[ ... ]
Ni passive ni faible, la non-violence de Jésus était le pouvoir de l'amour en action. De manière claire, la Parole de Dieu, le témoignage de Jésus ne devraient jamais être utilisés pour justifier la violence, l'injustice et la guerre. Nous confessons qu'à maintes reprises le peuple de Dieu a trahi ce message essentiel de l'Évangile en participant à des guerres, à la persécution, l'oppression, l'exploitation et la discrimination. »
Et puis vient ce passage décisif :
« Nous croyons qu'il n'existe pas de "guerre juste". Trop souvent la "doctrine de la guerre juste" a été utilisée pour approuver la guerre plutôt que pour l'empêcher ou la limiter. Le fait même de suggérer qu'une "guerre juste" est possible mine l'impératif moral de développer les moyens et les capacités nécessaires pour une transformation non-violente du conflit. Nous avons besoin d'un nouveau cadre éthique qui soit cohérent avec l'Évangile de la non-violence. »
Dans leurs conclusions, les particIpants appellent
à ne « plus utiliser ni enseigner la "théorie
de la guerre juste", mais à "promouvoir les pratiques
et les stratégies non-violentes (la résistance non-violente,
la justice restaurative, la protection civile
non armée, la transformation des conflits et les
stratégies de construction de la paix) ». Soulignons
également qu'il est demandé de plaider pour « l'abolition
des armes nucléaires ». Enfin, les participants
« appellent le pape François à partager avec le monde
une encyclique sur la non-violence et la paix juste ».
Cette rencontre propose donc un renouvellement
en profondeur de la pensée de l'Église sur la question
de la violence, qui veut rompre avec la doctrine séculaire
de la guerre juste pour proposer aux chrétiens de
devenir des acteurs de la non-violence. Cette rupture,
qui est un ressourcement évangélique, s'apparente à
une véritable révolution copernicienne. Elle pourrait
être décisive pour l'avenir même de l'Église
Jean-Marie Muller a participé aux travaux préparatoires du Conseil pontifical Justice et Paix pour l'encyclique que le pape veut réaliser afin de faire prévaloir un Évangile de la non-violence : dans le document final, les participants remettent en cause la doctrine de la guerre juste et affirment le caractère central de la non-violence active dans la vision et le message de Jésus.
L'auteur analyse donc ce ressourcement évangélique décisif pour l'avenir même de l'Église et prouve, à l'aide d'exemples historiques d'hier et d'aujourd'hui (Bouddha, Gandhi, Martin Luther-King, Mandela ... ), la pertinence de ce principe. À l'heure où le mot de « bienveillance» a une résonance nouvelle, voici un sujet d'une actualité brûlante, qui pose de bonnes questions.
Jean-Marie Muller, fondateur du Mouvement pour une Alternative Non-Violente (MAN), philosophe, conférencier et écrivain internationalement reconnu, il a publié de nombreux ouvrages, dont :
- Désarmer les dieux,
- Dictionnaire de la non-violence,
parus en poche aux éditions du Relié.
Un jour, « les Pharisiens se réunirent en groupe,
et l'un d'eux demanda à Jésus pour l'embarrasser :
"Maître, quel est le plus grand commandement de
la Loi ?"
Jésus lui dit :
"Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton
esprit : voilà le plus grand et le premier commandement.
Le second lui est semblable : Tu aimeras ton
prochain comme toi-même. À ces deux commandements
se rattache toute la Loi, ainsi que les prophètes." » (Matthieu, 22, 34-40)
Comme toujours, les
Pharisiens veulent tendre un piège à Jésus et, comme
toujours, il va le déjouer avec la plus grande habileté.
Les docteurs de la Loi soupçonnent Jésus de prendre
quelque distance avec le premier commandement
qu'ils ont reçu de Moïse et qui est l'amour exclusif
de Dieu. Jésus répond en affirmant la primauté de
ce commandement, mais, dans le même temps, il
énonce un autre commandement qui partage cette
primauté : celui de l'amour du prochain. Il met ainsi
à égalité l'amour de Dieu et l'amour des hommes.
Dès lors, Joseph Moingt peut affirmer : « L'amour et
la justice envers le prochain sont l'amour de Dieu et
viennent se substituer à tous les préceptes de la législation
juive, à la Thora dans son ensemble. C'est cela
qui fait rupture ! »
Une autre fois, Jésus va affirmer encore plus clairement
cette rupture de son enseignement avec la
Loi de Moïse. Un homme lui demande ce qu'il doit
faire de bon pour entrer dans la vie éternelle. Jésus
lui répond qu'il doit observer les commandements :
« Tu ne tueras pas. Tu ne commettras pas d'adultère.
Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de faux témoignage.
Honore ton père et ta mère. Tu aimeras ton
prochain comme toi-même. »
Il est remarquable que,
dans sa réponse, Jésus bouleverse l'économie du Décalogue
auquel il se réfère (Exode, 20). De manière
surprenante, il omet délibérément de parler des trois
premiers commandements qui concernent les rapports
de l'homme avec Dieu et ne retient que ceux
qui formulent les exigences de la charité à l'égard du
prochain. Et Jésus place au premier rang le commandement
« Tu ne tueras pas » pour n'énoncer qu'en dernier
lieu l'exigence « Tu aimeras ton prochain comme
toi-même. » Il emprunte cette expression au Lévitique
(19, 18), mais dans le texte de l'Ancien Testament, le
prochain est le « frère », le « compatriote », le « fils
du même peuple ». Jésus universalise l'exigence
de l'amour. Pour lui, il importe de considérer tout
homme comme son prochain. L'humanité ne forme
plus qu'un seul peuple.
Ainsi l'exigence « Tu aimeras » se trouve-t-elle
entièrement subordonnée à l'impératif « Tu ne tueras
pas ». Et cela signifie clairement que l'exigence première
de l'amour du prochain est de n'exercer aucune
violence à son encontre.
« Tout ce qui peut nuire au prochain, écrit Thomas d'Aquin, est compris dans l'homicide. »
Cette interdiction du meurtre s'impose parce que le désir de tuer se trouve en l'homme. Le meurtre est interdit parce qu'il est possible, et parce que cette possibilité est inhumaine. L'interdiction est impérative parce que la tentation est impérieuse ; et celle-là est d'autant plus impérative que celle-ci est plus impérieuse. Il est également très significatif que lorsque Jésus mentionne les mauvais desseins qui procèdent du coeur et qui souillent l'homme, il place en toute première position « les meurtres » (Matthieu 15, 15-19).
Aux juifs qui « cherchent à le tuer » (Jean 8, 37), Jésus affirme qu'ils « sont du diable » : « Pourquoi ne reconnaissez-vous pas mon langage ? C'est que vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le commencement et n'était pas établi dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité en lui : [ ... ] parce qu'il est menteur et père du mensonge. » (Jean, 8, 44)
Ce
texte est essentiel. Il est ainsi signifié clairement que
le désir du meurtre - en d'autres termes, la « tentation
» du meurtre - qui habite l'homme si souvent
vient du « diable ». Le meurtre est véritablement une
œuvre « diabolique », il est l'œuvre « diabolique»
par excellence. Et, précise le texte, c'est précisément
parce que les hommes sont habités par le désir du
meurtre qu'ils ne peuvent entendre la parole de Jésus
leur enseignant la non-violence qui exige non seulement
de ne pas tuer, mais d'aimer leurs ennemis. Et
le « diable» n'est pas établi dans la vérité, il n'y a pas
de vérité en lui, parce que le meurtre est pur mensonge.
Le meurtre est l'autre absolu de la vérité. Il
faut souligner le lien que le texte établit entre l'homicide
et le mensonge. La volonté de tuer s'enracine
dans le mensonge. Le mensonge permet le meurtre
en le justifiant par avance. Et le mensonge encore,
après coup, déguise le meurtre pour le justifier et le
légitimer. L'homme a toujours besoin de se justifier.
Lorsqu'il tue, il se justifie, à ses yeux comme aux yeux
des autres, par le mensonge. Il se ment à lui-même et
il ment aux autres. Le mensonge permet au meurtrier
d'ignorer son meurtre, de le nier. Le mensonge est
une dissimulation.
Ainsi, le meurtre est l'essence du mal. Il est le
mal. Celui qui est dans la vérité ne tue pas. Il n'a
pas d'épée en main. L'exigence de non-violence est le
principe de la vérité. La vérité désavoue le meurtre par
avance. Elle désarme le désir du meurtre. L' exigence
« Tu ne tueras pas » est universelle et ne peut souffrir
aucune exception. Justifier une exception, est
nier l'exigence. Même lorsque la violence apparaît nécessaire
à l'homme - pour se défendre lui-même ou
défendre son prochain -, l'interdiction du meurtre
reste impérative et l'exigence de non-violence demeure
entière. La nécessité peut contraindre l'homme, mais
elle ne lui donne aucun droit. La nécessité de tuer
est un désordre, elle n'est pas un contre-ordre; elle
n'innocente pas le meurtrier. Nécessité ne vaut pas
légitimité. Justifier la violence sous le couvert de la
nécessité, c'est rendre la violence en effet nécessaire.
C'est déjà justifier toutes les violences à venir et
enfermer l'avenir dans la nécessité de la violence.
Le 27 juin 2007, l'Assemblée générale des Nations
Unies adoptait une résolution qui a décidé de
célébrer chaque année, le 2 octobre, « la journée internationale
de la non-violence », The International Day of
Non-violence. Il s'agit en fait de célébrer l'anniversaire
de la naissance du Mahatma Gandhi, le 2 octobre
1869.
Dans ses considérants, la Résolution affirme :
« Sachant que la non-violence, la tolérance, le plein respect de tous les droits de l'homme et de toutes les libertés fondamentales pour tous, la démocratie, le développement, la compréhension mutuelle et le respect de la diversité sont interdépendants et se renforcent mutuellement.
Réaffirmant la pertinence universelle du principe
de non-violence, et souhaitant favoriser une
culture de paix, de tolérance, de compréhension et de
non-violence ;
1- Décide de célébrer chaque année, le 2 octobre,
la Journée internationale de la non-violence, étant
entendu que la Journée internationale sera portée à
l'attention de tous afin qu'elle puisse être célébrée et
honorée à cette date.
2- Invite tous les États membres, les organismes
des Nations unies, les organisations régionales et
non gouvernementales et les particuliers à célébrer
de façon appropriée la Journée internationale de
la non-violence et à diffuser le message de la non-violence,
notamment par des actions d'éducation et
de sensibilisation. »
« La pertinence universelle du principe de non-violence
» : la formule est remarquable par sa concision,
sa clarté, et son exactitude. Elle est véritablement
étonnante si l'on se ressouvient qu'elle a été signée
par les représentants de tous les États du monde qui
ne nous ont pas habitués à tenir pareil langage. Mais,
une fois n'est pas coutume, il convient de prendre au
mot les représentants des États.
Affirmer « la pertinence universelle du principe
de non-violence », c'est affirmer la non-pertinence
universelle de la violence, c'est-à-dire son incapacité
totale à apporter une solution humaine aux inévitables conflits humains qui divisent et opposent les
personnes, les communautés, les peuples, les nations
et les États.
La violence nous incite à détruire des ponts et construire des murs. La non-violence nous invite à déconstruire les murs et à construire des ponts. Malheureusement, il est plus difficile de construire des ponts que des murs. L'architecture des murs ne demande aucune imagination : il suffit d'entasser des pierres en suivant la loi de la pesanteur. L'architecture des ponts demande infiniment plus d'intelligence : il faut réunir des pierres en étant capable de vaincre la force de la pesanteur.
Les murs les plus visibles qui séparent les hommes
sont les murs de béton qui martyrisent la géographie
et divisent la terre qu'il faudrait partager. Hier le mur
de Berlin, aujourd'hui le mur de Palestine.
Mais il existe aussi des murs dans le cœur et dans
l'esprit des hommes. Ce sont les murs des idéologies,
des intégrismes, des préjugés, des mépris, des stigmatisations,
des rancœurs, des ressentiments, des peurs.
La conséquence la plus dramatique de la violence,
c'est qu'elle construit des murs de haine. Seuls ceux
qui, dans quelque camp qu'ils se trouvent, auront la
lucidité, l'intelligence et le courage de déconstruire
ces murs et de construire des ponts qui permettent
aux hommes, aux communautés et aux peuples de se
rencontrer, de se reconnaître, de se parler et de commencer
à se comprendre, seuls ceux-là sauvegardent
l'espérance qui donne sens à l'avenir de l'humanité