Qu'est·ce que l'esprit ? Nous connaissons son contraire qui est le meurtre.
Albert Camus, Lettres à un ami allemand, 1943.
Le seul problème vraiment sérieux, c'est le meurtre. Le reste vient après. (...) Savoir que je ne sais rien avant de savoir si je puis donner la mort, voila ce qu'il faut apprendre !
Albert Camus, Carnets, avril 1946.
Il n'y a qu'un seul problème aujourd'hui qui est celui du meurtre. Toutes nos disputes sont vaines. (. . .) Ceux qui ne veulent pas tuer doivent parler et ne dire qu'une seule chose, mais la dire sans répit, comme un témoin, comme mille témoins qui n'auront de cesse que lorsque le meurtre, à la face du monde, sera répudié définitivement.
Albert Camus, Nous autres meurtriers, novembre 1946.
Nous ne saurons rien tant que nous ne saurons pas si nous avons le droit de tuer cet autre devant nous ou de consentir qu'il soit tué. (. . .) Il faut se mettre en règle avec le meurtre. (.. .) Le meurtre est la question.
Albert Camus, L'homme révolté, 1951.
Provisoirement, je n'ai rien voulu d'autre que réfuter le meurtre légitime et assigner à ses démentes entreprises une borne précise.
Albert Camus, Défense de l'homme révolté, non daté
Avant-propos
Chapitre 1 : Face à l'absurdité de la guerre
Chapitre 2 : La Résistance
Lettres à un ami allemand
Chapitre 3 : La Libération
De la résistance à la révolution
Camus et le christianisme
Chapitre 4 : Face à l'épuration
Chapitre 5 : Ni victimes ni bourreaux
« Le siècle de la peur »
Chapitre 6 : Face à la menace d'une guerre atomique
L'affaire Garry Davis
Chapitre 7 : L'État de siège
Chapitre 8 : Nous autres meurtriers
Chapitre 9 : L'homme révolté
Délégitimer le meurtre
L'antinomie de la violence et de la non-violence
Nécessité ne vaut pas légitimité
Ne pas sacrifier le présent à l'avenir
Éloge de la tradition libertaire
La recherche de moyens dignes
La violence tue la vérité
Chapitre 10 : Les Justes
Simone Weil
Chapitre 11 : Sartre contre Camus
Chapitre 12 : Le refus de la peine de mort
Des hommes sont rayés de l'humanité
Tarrou
Chapitre 13 : Face à la guerre d'Algérie
Crise en Algérie
Face à la tragédie de la guerre
La difficulté d'accepter l'indépendance
L'invitation au dialogue
La proposition d'une trêve civile
Alger, le 22 janvier 1956
Le choix du silence
« Je défendrai ma mère avant la justice »
Chapitre 14 : Quand l'histoire donne raison à L'homme révolté
Berlin-est, 17 juin 1953
Poznam, 28 juin 1956
Budapest, 23 octobre 1956
Chapitre 15 : Face à l'objection de conscience
Chapitre 16 : Le rapport contrarié de Camus à la non-violence
Entre lâcheté, violence et non-violence
Chapitre 17 : Le réalisme de la non-violence
La révolution non-violente de 1989
Épilogue
Bibliagraphie
Lorsque nous avons fait le bilan de l'histoire du XXème siècle, il est remarquable que l'unité de valeur qui nous a permis de chiffrer ce bilan soit le million de morts. Par conséquent, le million de meurtres. Notre culture est dominée par l'idéologie de la violence nécessaire, légitime et honorable. Celle-ci nous laisse croire que le meurtre est une fatalité de l'histoire. Tout au long de sa vie, un homme s'est révolté contre cette fatalité du meurtre. Au nom de la dignité de l'homme. Il a plaidé qu'il n'y avait de fatalité que celle à laquelle les hommes consentaient. Par manque de courage. Le plus souvent par lâcheté. Il nous a laissé le témoignage d'une grande lucidité. D'un grand courage. C'est ce témoignage d'Albert Camus que je me suis efforcé d'exposer, de comprendre et d'analyser dans ces pages.
Dans un texte inédit, Albert Camus exprime l'idée qu'à la racine de toute œuvre, on trouve le plus souvent « une émotion profonde et simple ». Il raconte alors que, dans les années 1940, il s'est trouvé en face d'hommes dont il ne comprenait pas les actes : « Je ne comprenais pas que des hommes puissent en torturer d'autres sans cesser de les regarder ». Il apprend que « le crime ( ... ) pouvait se raisonner, faire une puissance de son système, répandre ses cohortes sur le monde, vaincre enfin, et régner. » Et il prend conscience qu'il lui faut, impérativement, « lutter pour empêcher ce règne ». Mais dans le même temps où il reconnaît la nécessité de cette lutte, il s'aperçoit qu'il se trouve « à peu près démuni en raisons tirées d'une morale vécue ». Jusqu'à présent, il avait vécu dans une révolte qui n'était pas fondée sur des raisons morales. Mais il comprend que, « dans certaines occasions, accepter certaines pensées revenait à accepter le meurtre sans limites ». Puisque la société politique « était vouée au meurtre », « c'était donc au niveau exact de notre négation et de notre révolte la plus nue, la plus démunie, qu'il nous fallait trouver des raisons de survivre et de lutter, en nous-mêmes et chez les autres, contre le meurtre ». (c'est moi qui souligne)
Lorsqu'il réfléchissait sur l'absurdité de la vie, Albert Camus affirmait : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. » Lorsqu'il réfléchira sur la révolte, il déclinera une autre proposition : il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le meurtre. Le sentiment de l'absurde naît chez Camus lorsqu'il prend conscience du mal naturel auquel l'homme est confronté face à la tragédie de la mort. Le sentiment de la révolte naît chez lui lorsqu'il est mis en présence du mal moral qu'est le meurtre. L'homme subit, impuissant, le mal naturel, mais c'est lui qui porte l'entière responsabilité du mal moral. S'il ne peut pas agir contre la mort, du moins peut-il agir contre le meurtre. Donc, il le doit.
L'étude que je présente ici n'est légitime que dans la mesure où, d'emblée, j'en précise les limites. D'une part, elle n'a rien d'une biographie. D'autre part, je n'explore pas tout le champ des réflexions d'Albert Camus, je ne présente pas une analyse de toute sa pensée. L'insistance privilégiée de ce livre est d'expliciter les tenants et les aboutissants de la question du meurtre. Celle-ci, au demeurant, occupe une place essentielle dans son œuvre. Jean Grenier nous apprend que Camus disait lui-même qu'il avait une « fixation au meurtre ». C'est précisément cette « fixation » que je tenterai d'inventorier. Nombre de ses ouvrages seront comme délaissés, non parce que je juge qu'ils manquent d'intérêt, mais parce qu'ils n'entrent pas directement dans le champ de mon investigation.
Tout au long de cette étude, je donne longuement la parole à Albert Camus lui-même afin que le lecteur puisse s'approprier ses écrits, intérioriser sa pensée. Je ferai d'amples citations afin que puisse s'exprimer la beauté de sa langue, qui atteint souvent la perfection, et la clarté de sa pensée. J'espère ainsi permettre à ceux qui n'ont pas le loisir de parcourir l'ensemble de son œuvre de faire connaissance avec l'écrivain. En outre, cette méthode présente un autre avantage décisif : mon analyse de la pensée d'Albert Camus pourra se faire au plus près du texte lui-même, ce qui me semble satisfaire une exigence de rigueur. Ce n'est qu'après l'avoir écouté en m'efforçant de comprendre la cohérence de son discours que je tenterai de dialoguer avec lui. Après cet effort d'exposition et de compréhension, je tenterai de faire œuvre d'appréciation et de jugement. Le plus souvent, je lui dirai combien je me sens en accord, en connivence avec lui. Ma sympathie envers lui ne laisse pas d'être admirative. Parfois, cependant, je formulerai quelques questions, quelques mises en question. Par sa nature même, ce questionnement sera critique, mais, je l'espère, toujours respectueux.
L'idée de la non-violence affleure souvent dans les réflexions d'Albert Camus sur le meurtre. Il est remarquable que ses adversaires - à commencer par Sartre ... - lui aient souvent reproché de s'évader dans l'idéalisme de la non-violence, alors même qu'il ne l'a jamais revendiquée. Lorsqu'il parle de la non-violence, c'est pour récuser « la non-violence absolue ». En cela, il n'avait pas tort, car cette notion manque de toute pertinence. Cependant, par certaines de ses intuitions - tout particulièrement le refus de tous les processus de légitimation du meurtre -, il rejoint en profondeur les affirmations essentielles de la philosophie de la non-violence. Mais il le fera en quelque sorte sans le savoir. II n'a jamais conceptualisé la non-violence et celle-ci ne structure pas sa pensée. Il n'en avait, en définitive, qu'une perception incertaine et une connaissance superficielle. Il lui manquait les médiations intellectuelles nécessalres pour s'approprier le principe de nonviolence, Peut-être aurait-il pu trouver ces médiations dans la pensée et dans l'action de Gandhi ? Mais si, à plusieurs reprises il évoque le libérateur de l'Inde en lui manifestant son estime, il ne s'est pas suffisamment approché de lui pour le connaître et le comprendre. À l'évidence, la « non-violence absolue » qu'il a récusée n'était pas celle de Gandhi.
Il me semble que ce que j'appellerai le rapport contrarié de Camus avec la non-violence n'a guère retenu l'attention des commentateurs. Dans les brèves remarques qu'ils ont pu lui consacrer, ils ont généralement entretenu la confusion sur la non-violence présente dans les écrits de Camus, quand ils ne l'ont pas aggravée. À vrai dire, la connaissance qu'ils avaient du sujet était aussi incertaine que celle de Camus. C'est un fait notoire que les intellectuels français sont restés délibérément dans l'ignorance de l'œuvre de Gandhi. Pourquoi ? J'ai bien quelques idées sur cette question, mais je ne crois pas que ce soit le moment d'en discuter. Pour ma part, c'est en me référant précisément à la pensée et à l'action de Gandhi que je conduirai mon questionnement d'Albert Camus au sujet de ses réflexions sur le meurtre.
Gandhi faisait volontiers remarquer que la non-violence était aussi vieille que les montagnes et que, par conséquent, il n'avait rien de nouveau à apprendre aux hommes. Gandhi, en effet, n'a pas «inventé» la non-violence. Celle-ci s'enracine dans les plus anciennes traditions religieuses, spirituelles, philosophiques et sapientales qui constituent le patrimoine universel de l'humanité et Gandhi revendiquera explicitement l'héritage des grands sages qui l'ont précédé dans la recherche de la vérité. Cependant, l'apport de Gandhi est essentiel pour la compréhension de la non-violence. Il y a un avant et un après-Gandhi à la fois dans la réflexion philosophique sur le principe de non-violence qui fonde l'humanité de l'homme, el dans l'expérimentation politique des méthodes de l'action non-violente qui permettent la résolution pacifique des conflits.
Mon hypothèse de travail est que la mise en perspective des réflexions d'Albert Camus sur le meurtre, plus précisément sur le refus de légitimer le meurtre, au regard du principe de non-violence est particulièrement éclairante et féconde. Mais je laisse au lecteur le soin d'en juger.
Dans cet ouvrage, Jean-Marie Muller étudie la pensée d'Albert Camus concernant la question du meurtre qui se trouve au cœur de son œuvre et la structure.
Tout au long de sa vie, Albert Camus s'est révolté contre l'apparente fatalité du meurtre. Au nom de la dignité de l'homme. Il a plaidé qu'il n'y avait de fatalité que celle à laquelle les hommes consentaient. Par manque de courage. Le plus souvent par lâcheté.
L'auteur examine particulièrement ce qu'il appelle « le rapport contrarié d'Albert Camus avec la non-violence ». Dans L 'homme révolté, Camus se réfère à la notion de « non-violence absolue » et il ne peut alors que la récuser. En réalité, Gandhi n'a jamais plaidé pour une « non-violence absolue ». Cependant, par certaines de ses intuitions - tout particulièrement le refus de tous les processus de légitimation du meurtre -, l'auteur de L'homme révolté rejoint en profondeur les affirmations essentielles de la philosophie de la non-violence.
Cet éclairage permet de mettre en perspective l'ensemble des réflexions de Camus sur la question du meurtre dont il disait qu'en définitive elle était la seule question philosophique.
Jean-Marie Muller, membre fondateur du Mouvement pour une alternative non-violente (MAN), est directeur des études à l'Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC).
Philosophe et écrivain, il est l'auteur de nombreux ouvrages de référence sur la non-violence dont plusieurs ont été publiés à l'étranger.
Conférencier et formateur, il parcourt le monde âl'invitation de mouvements de défense des droits de l'homme.
Né en Algérie le 7 novembre 1913, Albert Camus devint orphelin de guerre le 11 octobre 1914, après que son père mourut à la suite des blessures qu'il avait reçues lors de la Bataille de la Marne en septembre. Albert Camus avait toutes les raisons de maudire la guerre.
Dans Le premier homme, son roman autobiographique inachevé auquel il travaillait au moment de sa mort, il évoque longuement la guerre de son père où il fut « tué sur commande ». Le héros du roman, Jacques Cormery, raconte comment son père dut partir pour la France « qu'il n'avait jamais vue ». Juste avant l'embarquement, « dans le beau costume rouge et bleu à culottes bouffantes du régiment des zouaves », il était venu clandestinement embrasser sa femme et ses enfants. Sa mère, qui ignorait tout de l'histoire et de la géographie, ne peut que se résigner à la guerre comme à une fatalité incompréhensible : « La guerre était là, comme un vilain nuage, gros de menaces obscures, mais qu'on ne pouvait empêcher d'envahir le ciel, pas plus qu'on ne pouvait empêcher l'arrivée des sauterelles ou les orages dévastateurs qui fondaient sur les plateaux algériens. »
Jacques Cormery imagine « les troupes d'Afrique qui fondaient sous le feu comme des poupées de cire multicolores, et chaque jour des centaines d'orphelins naissaient dans tous les coins d'Algérie, arabes et français ». Quelques semaines après le départ de son père, un dimanche matin, sa mère reçoit la visite d'un homme grave et bien habillé avec une sorte de pli à la main : «Le monsieur a dit qu'il était le maire, qu'il apportait une douloureuse nouvelle, que son mari était mort au champ d'honneur et que la France qui le pleurait en même temps qu'elle était fière de lui. » Sa mère qui ne savait pas lire « regardait le pli qu'elle n'ouvrait pas, elle le retournait, sans mot dire, sans une larme, incapable d'imaginer cette mort si lointaine, au fond d'une nuit inconnue. » Puis elle était allée s'étendre sur son lit « à regarder le malheur qu'elle ne comprenait pas ». Quelque temps après, elle recevait une carte de son mari sur laquelle il avait griffonné ces mots: « Je suis blessé. Ce n'est rien. »
Dans ses Carnets écrits en avril 1939, Albert Camus relate non sans quelque froideur les scènes de la mobilisation : « À la gare, la foule qui accompagne. Les hommes empilés dans les wagons. Une femme pleure. « Mais jamais je n'aurais cru qu'il serait comme ça, aussi mal. » Une autre : « C'est drôle qu'on coure comme ça pour mourir. » Une fille pleure contre son fiancé, lui ...